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19.05.2025 Eaux

Pesticides: un revirement délétère

Au Parlement, la protection des eaux est remise en question à plusieurs niveaux. Or, les ruisseaux sont fortement chargés en pesticides et les produits de dégradation toxiques menacent depuis des années les nappes phréatiques et l’eau potable.

En 2021, la garantie d’une eau potable propre et l’interdiction des pesticides étaient au cœur de deux initiatives, balayées par le vote populaire. Le camp du non avait alors multiplié les promesses: une loi fédérale garantirait une réduction de 50% des risques liés à l’utilisation de pesticides d’ici à 2027. Des limites strictes seraient fixées pour les pesticides les plus dangereux et les autorisations seraient retirées en cas de dépassement répété de ces limites. 

Cependant, comme l’a révélé un reportage de l’émission Rundschau de la SRF en février dernier, le Parlement et l’administration s’emploient désormais à démanteler les acquis de ces dernières années, pourtant inscrits dans la loi.

Gürbetal Matthias Sorg

Toxiques, mais pas strictement contrôlés

Petit rappel des faits: afin de mieux protéger l’eau potable, mais aussi l’écologie aquatique, le Conseil fédéral a édicté en 2020 des valeurs limites spécifiques pour douze pesticides particulièrement problématiques, dont certaines sont bien inférieures au seuil général de 0,1 microgramme par litre. Onze de ces substances ont été inscrites sur la liste de contrôle de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Or comme l’a révélé Rundschau, quatre d’entre elles en ont été retirées sous la pression de l’Union suisse des paysans (USP). Parmi celles-ci figurent deux insecticides – la deltaméthrine et la lambda-cyhalothrine – très toxiques pour les organisms aquatiques, ainsi que l’herbicide flufénacet, perturbateur endocrinien avéré, interdit dans l’Union européenne depuis mars de cette année.

La liste complète des substances devrait être inscrite cet été dans la révision de l’ordonnance pour la protection des eaux, pour autant que le Conseil fédéral l’accepte. «S’il ne fixait pas de valeurs limites strictes pour ces substances, ce serait une violation manifeste de la loi sur la protection des eaux», alerte Hans Maurer, expert en droit de l’environnement.

Broye Matthias Sorg

Faciliter les interdictions

Parallèlement, certains parlementaires issus des milieux agricoles cherchent à compliquer davantage le retrait des autorisations depesticides. Aujourd’hui, la loi prévoit qu’un pesticide doit être réexaminé si la valeur limite est dépassée dans 10% des stations de mesure durant deux années sur cinq. Mais une motion du conseiller national Leo Müller (Le Centre, LU), membre du conseil d’administration de la coopérative agricole Fenaco, vise à élever encore ce seuil: pour qu’un contrôle puisse avoir lieu, le dépassement de la valeur limite devrait concerner 20 % des stations de mesure durant quatre années sur cinq.

Selon Leo Müller, cette motion soutiendrait l’agriculture qui manque de pesticides: de nombreux groupes de substances actives ont en effet été interdits ces dernières années et très peu de nouveaux produits ont été homologués. Faut-il rappeler que tous les retraits effectués en Suisse jusqu’ici concernent des substances qui ont été interdites dans l’UE? En recommandant d’accepter la motion Müller, comme il l’a fait en mars dernier, le Conseil fédéral fait cavalier seul.

Broye Matthias Sorg

Les eaux souterraines pas assez protégées

Le constat est également préoccupant en ce qui concerne les eaux souterraines. Depuis 1998, la loi impose la délimitation d’aires d’alimentation pour les captages d’eau potable contaminés par des polluants, pour lesquels l’exploitation doit être adaptée. Pourtant, malgré cette base légale et les nombreux dépassements des seuils de nitrates et des produits de dégradation des pesticides parmi les 18’000 captages d’eau souterraine, aucun canton n’a encore défini les mesures nécessaires. Seuls quelques accords isolés ont été conclus avec des agriculteurs, prévoyant une réduction de l’usage des intrants contre indemnisation. Une motion de l’ancien conseiller aux États Roberto Zanetti (socialiste, SO), adoptée par le Parlement en 2021, est pour l’heure restée lettre morte: elle demande que les cantons déterminent, d’ici à 2035, les aires d’alimentation de tous les captages d’eau souterraine d’intérêt régional.

Silberreiher Claudio Büttler

Aujourd’hui, près de 50% des captages en zones de grandes cultures sont donc excessivement pollués par les nitrates et 60% par les métabolites. L’acide trifluoroacétique (TFA) est particulièrement préoccupant. Il est soupçonné de nuire à la fertilité ou au développement des fœtus. L’OFEV considère pourtant ce produit de synthèse persistant comme le plus répandu dans les nappes phréatiques. On trouve des concentrations élevées de TFA dans les zones de grandes cultures où le fongicide flufénacet est utilisé.

Les produits de dégradation du fongicide chlorothalonil sont également très répandus dans les eaux souterraines du Plateau. Interdit depuis 2020 en raison de son classement comme substance «potentiellement cancérigène», le chlorothalonil laisse des résidus stables qui continueront probablement de polluer sols et nappes pendant des décennies. Près d’un million de ménages suisses boivent encore de l’eau potable contaminée, quatre ans après l’interdiction.

Des eaux fortement polluées
Des chercheurs de l’Eawag ont étudié l’impact du «Plan d’action produits phytosanitaires» sur la concentration de pesticides dans les cours d’eau adopté par le Conseil fédéral en 2017. Le nombre de sites respectant l’ensemble des valeurs limites n’a guère évolué entre 2019 et 2022. En 2022, les limites en matière de pesticides ont été dépassées sur 22 des 36 sites analysés, ce qui correspond à une proportion de 61%. Les ruisseaux de petite et moyenne taille étaient particulièrement touchés. Selon le rapport, l’objectif intermédiaire du plan d’action – réduire de moitié, d’ici à 2027, la longueur des tronçons de cours d’eau suisses où les valeurs limites de pesticides sont dépassées – ne pourra pas être atteint.

Eisvogel Claudio Büttler

Guérir plutôt que prévenir

Face à cette situation, de nombreux distributeurs d’eau doivent assumer des coûts importants. L’entreprise Seeländische Wasserversorgung SWG, par exemple, a dû fermer son captage d’eau potable de Worben il y a cinq ans à cause de la pollution de la nappe phréatique, et installe aujourd’hui une nouvelle station de filtrage.

Montant de l’opération: deux millions de francs, ainsi que 250’000 francs de frais d’exploitation annuels. «Nous envisageons une action en responsabilité», confie le directeur de SWG Roman Wiget, «non pas contre les agriculteurs, mais contre le service d’homologation de la Confédération». L’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV), responsable des homologations depuis 2022, renvoie à un récent rapport du Conseil fédéral sur la présence de chlorothalonil dans l’eau potable. Selon ce document, les distributeurs d’eau sont tenus de prendre des mesures d’assainissement et d’en supporter le coût.

Seeland Matthias Sorg

«On ne tire aucune leçon du passé», déplore Roman Wiget. Ce qui l’irrite particulièrement, c’est qu’un pesticide ne soit soumis à une interdiction que lorsque sa toxicité (effets nocifs) est avérée, en plus de critères comme sa persistance (il ne se dégrade que lentement) et sa mobilité (il se propage aisément). Or, de nombreux cas ont montré que la toxicité des substances actives et de leurs métabolites était systématiquement sous-estimée. «Cela a permis d’autoriser de nombreux pesticides dangereux qui, en raison de leur persistance et de leur mobilité, parviennent jusque dans les nappes phréatiques et contaminent désormais notre eau potable.» 

Roman Wiget ajoute qu’on ignore les effets combinés des différentes substances. «Les risques ne peuvent pas être correctement évalués ni maîtrisés. C’est pourquoi, comme fournisseurs d’eau,nous demandons depuis longtemps que la persistance et la mobilité suffisent à justifier une interdiction d’homologation. Cela permettrait enfin de respecter le principe de précaution inscrit dans la loi.»

NICOLAS GATTLEN, reporter pour le Magazine Pro Natura

Seeland Matthias Sorg

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Cet article a été publié dans le Magazine Pro Natura.

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